Pour une ingénierie numérique des territoires
Résumé : Le numérique ouvre la voie d’un nouveau développement des échanges économiques et interpersonnels mais aussi à une révolution industrielle dans les services. Pour anticiper et compenser les destructions d’emplois tertiaires, il faut une ingénierie numérique territoriale, notamment dans chaque bassin de vie.
I. La diffusion massive du calcul électronique continue de bouleverser l’économie mondiale.
Elle a facilité la mondialisation et chamboulé des secteurs entiers comme la musique, la téléphonie, les voyages, la publicité. La croissance mondiale dans les pays développés dépend du désir d’achat des nouveaux produits électroniques (smartphones, télévisions, tablettes, ..). Des applications numériques, mixant la puissance des algorithmes et la diffusion de capteurs, vont métamorphoser des secteurs comme le transport, l’éducation, la santé, l’énergie, l’assurance. Déjà des milliers de métiers nouveaux apparaissent, de manière diffuse. Leur point commun est d’exploiter la puissance du calcul électronique. La compétition économique entre les entreprises consiste aujourd’hui à se réinventer avec la puissance numérique. Les territoires les plus éveillés cherchent à créer les environnements les plus propices aux nouvelles activités.
Le calcul électronique menace beaucoup d’emplois tertiaires. Des automates prennent de plus en plus les emplois des hommes dans des secteurs de main d’œuvre : Déjà dans les entrepôts, les chauffeurs et les manutentionnaires sont remplacés par des robots. Demain, ce sera dans les magasins, puis sur les routes et dans les airs. A court terme, des milliers d’emplois d’informaticiens sont menacés par l’évolution de l’accès à l’informatique à distance. Quelques grands « data center » nécessitant peu d’emplois, remplacent progressivement les salles informatiques de chaque entreprise ou administration. Surtout, des micro-taches constitutives des millions d’emplois de services entrent en concurrence avec des calculs algorithmiques et bouleversent les métiers, y compris d’enseignants et de médecins. Les révolutions industrielles passées ont aussi fait des perdants et des gagnants parmi les territoires. Les nouveaux emplois ne sont pas forcément localisés là où d’autres sont supprimés. On le voit déjà : Amazon crée à Seattle les emplois se substituant à ceux des magasins de proximité, Expédia dans les voyages et Google avec les voitures sans chauffeurs, concentrent des emplois, d’ailleurs peu nombreux, aux Etats-Unis.
Pour certains experts, les employeurs vont de plus en plus optimiser le coût du travail en France grâce au travail connecté commandé et payé à l’étranger. Tous les pays dont le tissu économique tient aux services vont être confrontés aux conséquences de l’érosion des emplois de services et des recettes fiscales et sociales afférentes.
II. Le virage vers l’économie numérique nécessite un ensemble de facteurs à réunir simultanément.
Premièrement, il faut des débits quelque soit le moyen (fixe ou mobile).
Deuxièmement, il faut identifier quels sont les nouveaux usages qui permettent aux activités existantes de devenir plus performantes et mondiales alors qu’elles étaient locales ou insérées dans des chaines d’intermédiaires ou des organisations hiérarchiques. Pour le monde rural français, la révolution numérique transforme en avantage l’éloignement et la petite taille des entreprises. Elle permet à des éleveurs, des artisans, à des acteurs du patrimoine culturel de valoriser mondialement des produits uniques pour lesquels la demande (viandes, objets uniques, tourisme en Europe) croit plus vite que l’offre.
Troisièmement, il faut passer des systèmes informatiques des entreprises et des collectivités locales à un système d’information inter territorial.
Quatrièmement, il faut inciter les utilisateurs (sauf les enfants qui le font spontanément) à adopter ces nouveaux usages.
Cinquièmement, il fait anticiper le changement des organisations et investir dans la reconversion des personnes dont les métiers tertiaires deviennent obsolètes.
Enfin, les enjeux de financement et de communication sont importants ainsi que l’efficience dans les relations entre les organisations publiques et privées. Alors que le monde tendait à uniformiser les modes de vie et de consommation, la révolution numérique va distinguer chaque territoire et chaque individu.
Cette description schématique de la nouvelle attractivité territoriale montre le besoin d’ingénierie numérique.
Dans les métropoles bon an mal an, l’addition, même non coordonnée, des actions en faveur des infrastructures numériques, de mutualisation administrative et de développement économique repositionnent le territoire. Actuellement, dans les territoires peu denses, il existe des ingénieries partielles: Chaque politique numérique (infrastructures, santé, éducation, informatisation des communes,…) est mise en place en silo, à l’image des politiques publiques. Or, le numérique est transversal. Les politiques publiques portent essentiellement sur le
financement des infrastructures très haut débit et sur la modernisation de l’administration dans les territoires peu denses. L’impasse est totale sur le positionnement économique de la France dans la compétition pour capter des fonctions numériques nouvelles ou pour créer les nouveaux écosystèmes des activités traditionnelles. L’économie est vue comme avant : il faut privilégier des secteurs, des produits et des entreprises-cibles. Or, ce qui est décisif c’est d’investir sur des fonctions, sur l’environnement de travail et sur l’accompagnement du changement. On voir un risque de fracture numérique qui n’est plus entre les individus connectés ou non mais entre les territoires européens qui se préparent ou non une prospérité collective connectée. Les appuis aux nouveaux usages dans l’éducation ou dans nos petites communes sont méritoires mais insuffisants pour enrayer ce risque.
Dans le monde rural, les moyens internes pour mettre en place tous les volets du déploiement numérique manquent puisque que l’Etat qui a assuré l’ingénierie des routes ou de l’assainissement s’est retiré. Le risque existe donc que ces territoires décrochent de l’économie et des services publics numériques.
Le dynamisme du monde rural français existe mais il peut s’user faute d’une démarche d’ensemble pour réussir le virage numérique.
III. L’offre d’ingénierie numérique est un investissement d’avenir.
Elle devrait faire l’objet d’appel à projets et de prêts, tout comme le déploiement de la fibre optique. Sa rentabilité serait bien meilleure. Le retour sur investissement se compose de plusieurs composantes :
- Les économies d’investissements et de fonctionnement : L’économie de la mutualisation des ordinateurs, des serveurs et la généralisation des terminaux personnels dans les collectivités locales doivent payer largement les frais de reconversions des informaticiens. Là où un groupement d’achat de collectivités locales existe, les couts de téléphonie et d’accès internet baissent de 40%.
- Les emplois dans les secteurs traditionnels (tourisme, élevage,..) et les implantations de nouvelles activités formeront le principal retour sur investissement. Il faut localement se spécialiser dans des fonctions, européennes ou mondiales. A chaque territoire, de choisir et de réussir sa spécialité, numérique ou non. L’ingénierie numérique peut apporter la création de revenus commerciaux, notamment par l’exportation.
- La cohésion sociale : En associant les citoyens à la production de services publics et à la protection sociale, on va en diminuer le coût et surmonter cette spécialisation dépassée entre l’électeur-consommateur et l’Etat- producteur.
A l’échelle du bassin de vie, le retour sur investissement est de deux ans pour mutualiser l’informatique d’un millier d’utilisateurs. A l’échelle nationale, Il faut reconvertir 20 000 informaticiens, pour diminuer par 100 le nombre de services informatiques publics. Cela financera largement l’appui aux nouveaux usages.
Conclusion
La possibilité de créer des emplois publics, comme on l’a fait pour compenser la perte de 4 millions d’emplois industriels en 40 ans, a disparu. Si, on dénie le phénomène de destruction des emplois de services, on aura la facture politique et sociale de la montée du chômage, de la pauvreté et des inégalités.
L’ingénierie numérique des territoires se conçoit comme une mission prospective et d’accompagnement du changement. Elle doit concrétiser plus de compétitivité économique et des activités nouvelles mais aussi susciter la réflexion sur les effets de plus d’automatisation sur le financement de notre modèle social.
Pascal Perez, directeur de Formules Economiques Locales
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